Pensez-vous que la définition du prix d’une entreprise est un sujet purement rationnel ?
« Pas du tout. C’est même souvent l’inverse. Le prix est presque toujours la première chose évoquée… et la plus chargée émotionnellement. Pour un entrepreneur, ce chiffre représente parfois toute une vie de travail, de sacrifices, de réussites. Lorsqu’on explique que le prix attendu ne reflète pas la réalité du marché, ça peut provoquer une crispation, une frustration, voire de l’agacement. Il y a aussi toutes les personnes extérieures – conjoint, enfants, amis, fiduciaires, avocats – qui donnent leur avis. On se retrouve vite avec beaucoup de chiffres et peu de rationalité. Ce n’est pas toujours facile à démêler. »
Comment repérez-vous qu’un entrepreneur n’est pas prêt à passer le témoin ?
« Le manque de clarté dans les décisions est pour moi un signal. Tout semble bloquer, rien ne convient. On cherche le repreneur « idéal » qui n’existe pas. Dans ces cas-là, je prends le temps de rassurer le propriétaire : céder une entreprise, c’est aussi lâcher une part de son identité et de sa reconnaissance sociale. C’est tout à fait normal de souhaiter le meilleur et d’hésiter. Je rappelle aussi que l’attente ne rend pas forcément les choses plus faciles. Une entreprise qui stagne risque de perdre de sa valeur. Qui sait de quoi demain sera fait et comment l’entrepreneur se portera… »
Que se passe-t-il quand la famille est impliquée ?
« On entre dans un terrain encore plus délicat. J’ai accompagné un cas où le père détenait 90 % de l’entreprise, le reste des actions était réparti entre la mère et la fille. Bien qu’elles n’étaient que partiellement impliquées dans l’opérationnel de la société, c’est elles qui ont été le plus préoccupées durant tout le processus de vente. Mon rôle n’est pas de prendre parti. Je me dois de garder une posture neutre et professionnelle, tout en rassurant et en aidant à trouver une solution. Dans certains cas, je suggère le recours à un médiateur. »
Le sort des employés joue-t-il un rôle dans la décision de vendre ?
« Oui, régulièrement. Les entrepreneurs se sentent responsables de leurs équipes. Il y a un engagement moral, parfois une forme de loyauté. Certains me disent : “Je veux que mes gens soient bien traités après mon départ.” Ce qui complique les choses, c’est lorsque les actionnaires n’ont pas tous les mêmes priorités. Ce qui compte pour l’un – la pérennité de l’équipe – n’est pas toujours partagé par l’autre, qui pense davantage aux résultats financiers de la vente. Mon travail, c’est aussi de faire émerger ces différences pour trouver les bons compromis.
Le facteur émotionnel est-il le même pour toutes les tailles d’entreprises ?
« Fréquemment, j’observe que plus la structure est grande, plus la relation directe avec les différentes parties prenantes s’estompe. Ça peut rendre le processus un peu plus rationnel. Chaque entreprise est un cas particulier. J’ai connu de grandes structures dans lesquelles les actionnaires restaient très attachés au personnel et des petites PME où les décisions du propriétaire étaient plus centrées sur ses propres intérêts. »
Les jeunes entrepreneurs vivent-ils la transmission différemment ?
« Oui, je vois une évolution. Les nouvelles générations sont souvent plus détachées émotionnellement. Les jeunes créent une entreprise, la développent pendant 5 à 10 ans, puis la vendent pour passer à un nouveau projet. C’est plus fluide, plus agile. Ça ne veut pas dire pour autant que le processus de vente est plus simple.
Vendre son entreprise, c’est aussi écrire une fin heureuse ?
« Oui, bien sûr ! Je connais beaucoup de beaux récits. C’est normal de s’imaginer les pires scénarios. Derrière chaque vente, il y a des doutes, des projections et des peurs.
Mais dans la réalité, les opérations qui sont bien encadrées se transforment souvent en succès. Mon rôle est ainsi de rassurer les propriétaires avec des éléments concrets tout en restant objectif et transparent. »